Pourquoi je suis revenue..
Et toi…
Dis-moi pourquoi tu es venue ici..dans ce pays qu’on appelle Rwanda…
Au bord du lac Kivu…
Terre rouge, collines arrondies
comme des ventres de femmes
pleines de mémoires,
de douleurs enfouies,
de rires étouffés
et de silences trop pleins.
Depuis si longtemps violent....
Ma fille est née ici.
La lumière était douce,
elle aussi...
on y a vécu..
Son prénom est inscrit
dans le vert du ponton,
gravé sur les pierres,
dans le bois du landau
où je la berçais les matins de brume sur la corniche...
Mais le temps a déchiré cette paix.
Après tous ces drames,
ces chocs, ces années de feu et de cendres,
Me restent les murs criblés
des maisons désertées,
les trous, les marques,
les cicatrices des villas d’expats au bord du lac,
rebâties maintenant par des mains pressées,
de projets d’hôtels clinquants
pour des touristes qui ne viendront plus.
Car le lac sait.
Le lac a vu.
Le lac se souvient.
Est-ce le Rwanda qui est maudit,
ou moi ?
Est-ce nous deux
que l’histoire a liés par une douleur qui ne s’efface pas?
D'avril...et d anniversaires.
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Et pourtant,
j’y reviens.
Encore.
Encore.
Je jure chaque fois
de ne plus jamais remettre les pieds ici,
et pourtant je suis là,
avec la guerre,
encore.
Elle me poursuit comme une ombre,
je la devance parfois,
mais elle finit toujours
par me rattraper.
Je repartirai cette fois-ci encore avec ce goût amer dans la gorge ce goût de sang séché,
de promesse rompue,
de commémoration sans fin.
Mais aussi…
dans mes yeux,
les oiseaux.
Les enfants.
Leurs corps fusent,
plongent dans le lac
comme des flèches de lumière.
Pourquoi ce lac m’obsède-t-il tant ?
Pourquoi m’appelle-t-il toujours ?
Est-ce lui qui me garde ou moi qui refuse de partir ?
Il change de couleur
comme mon cœur.
Du pastel rosé doux au gris menaçant,
de l’argent timide
au miroir aveuglant
où se perdent le ciel
et l’horizon.
Les collines ondulent,
pleines d’art et d’ombres des ibigongos ...
des tableaux vivants
peints à l’encre tragique
de la mémoire.
Au début, je revenais ici
pour les imaginer,
eux, les miens,
courant dans les forêts,
au milieu des eucalyptus,
fuyant les machettes,
portant la peur comme une deuxième peau.
Je ne peux pas oublier.
Je ne veux pas oublier.
Cette année, cela fera trente et une années.
Et cette année encore,
la guerre.
Aujourd’hui, pendant que j’écris,
à Doha,
deux hommes vont se rencontrer.
L’un, maigre comme un fil de soie usée,
l’autre, gonflé comme un ballon d’arrogance.
Que vont-ils décider pour ce peuple ?
Ce peuple aux mille douleurs,
aux mille renaissances,
ce peuple qu’on trahit
depuis plus de cent ans....
Le Rwanda est un cri dans ma poitrine.
Un soupir dans mes nuits.
Un vertige au bord du lac.
Des corps.
Des ossements.
Des souvenirs.
Et pourtant,
des bananiers.
Des fleurs.
Des manguiers.
Des goyaviers.
Des pêcheurs qui rentrent en chantant au lever du soleil.
Des enfants qui rient.
Qui jouent.
Qui rêvent, peut-être.
En le regardant..
Ce lac.
Encore lui.
Face à moi.
Insolent de beauté,
comme une Tour de Babel renversée
dans mon âme
sans cœur,
sans mémoire,
mais pleine de trop
de mots
Et dans tout ce brouhaha!
J’ai besoin d’une pause.
D’un souffle.
D’un silence.
Mais je sais déjà…
Je le sais…
Je reviendrai.
Je dis toujours que je ne reviendrai jamais.
Mais je reviens.
Chaque fois.
Parce qu’il est là.
Parce qu’elle y est née.
Parce que j’ai aimé ici.
Parce que j’y ai perdu.
Parce que j’y vis.
Parce que le Rwanda
est inscrit dans mes veines
comme un second prénom un deuxième coeur noir
Pourras tu le laisser? S’éteindre seul,
dans son dernier souffle dans ta dernière prière silencieuse?
Je dépose ma plume au vent du soleil du soir...
de la brise du lac..
Un dernier souffle.
Pour toi toujours..
Une promesse d’amour.
Un murmure éternel.
Écrit au bord du lac Kivu,
9 avril 2025